IV

Le juge Ti est chargé d’un fardeau inattendu ; il dîne chez un mort-vivant.

 

 

L’immense muraille qui ceinturait Chang-an leur parut une évocation du mont Fuji bâtie de main d’homme. « Les ambassadeurs entrent dans la capitale sur les montures offertes par Sa Majesté et font l’admiration du peuple », récita le secrétaire Lu tandis qu’ils franchissaient la porte de la Lumière du Printemps.

On leur jeta en effet deux ou trois regards. Il n’y avait pas lieu de crier hourra. Cent mille étrangers vivaient dans la métropole, ses habitants en avaient vu d’autres. Pour les Wo, cette cité d’un million d’âmes, aux artères bordées d’arbres, grouillantes d’une population bien nourrie, encombrées de palanquins aux couleurs vives, était une vivante image du séjour des dieux.

Une fois qu’ils furent parvenus dans le centre, Ti envoya ses lieutenants chez lui et à la commanderie prévenir de son retour. Lu Wenfu annonça aux Wo qu’il les conduisait à l’enclos des hôtes étrangers.

— Pourquoi « enclos » ? demanda M. Calebasse. Nous parqués comme bêtes ?

Ti lut dans les yeux du secrétaire qu’il était assez d’accord avec cette interprétation.

— Rassurez-vous, répondit M. Lu. Sa Majesté a prévu un hébergement très au-dessus de votre condition.

— Nous rien compris.

« C’est heureux », pensa Ti.

Ils débouchèrent à un carrefour au moment même où un bourreau abattait sa hache sur la nuque d’un condamné, dont la tête roula au sol.

— Ah ! Nous y sommes presque ! dit le secrétaire Lu.

On avait l’habitude d’exécuter certains criminels sur l’esplanade dite du Saule solitaire, située non loin de la résidence dévolue aux invités. Le souci pédagogique à l’origine de cette proximité ne pouvait échapper à personne.

Ils firent un crochet par la porte monumentale de l’Oiseau pourpre, une imposante construction rouge derrière laquelle s’étendait la Cité interdite. Les Wo se déclarèrent éblouis par tant de splendeur et s’apprêtèrent à entrer.

— Vous, c’est par ici, leur indiqua Lu Wenfu.

Il les dirigea vers une porte latérale beaucoup plus modeste mais tout aussi bien gardée. Les soldats en armes postés devant commencèrent par cocher les patronymes de tout le monde sur le registre du personnel autorisé. Les noms des Wo étant imprononçables et leurs surnoms ridicules, on leur attribua des numéros.

— Chine puissante, mais craindre beaucoup petits Wa, commenta M. Calebasse, devenu Visiteur numéro un.

L’enclos était loti en gros pavillons carrés, aux murs blancs encadrés de poutres rouges. Chaque édifice reposait sur une base en pierre de la hauteur d’un homme ; socle et toiture délimitaient autour de chaque pavillon une promenade couverte. La délicate courbure du toit remontait jusqu’à un faîte orné d’une décoration en paire de cornes. C’était assez pour éblouir les visiteurs.

— Pas palais si beau chez nous !

— Ni de prison si belle, sans doute, compléta le secrétaire Lu.

En réalité, les gens de Chang-an surnommaient l’enclos « la maison des barbares ». Les ambassadeurs des nations les plus civilisées refusaient d’y mettre les pieds, ils exigeaient de résider dans des demeures particulières ou au palais. L’endroit était peu prestigieux. Des chefs tribaux qui s’étaient rebellés avaient été décapités dans la rue qui passait devant, puis leurs têtes exposées à titre d’avertissement.

— Nous allons vous donner une place dans l’harmonieux ballet des peuples vassaux de notre glorieux empire, annonça Lu Wenfu. Cette place-ci.

On leur avait alloué le pavillon le moins bien situé, tout au fond, à côté des ordures.

— C’est très pratique : vous êtes près des commodités.

Ti était mal à l’aise. Le secrétaire Lu aurait dû se rappeler l’adage : « Quand on méprise un invité, on se méprise soi-même. »

Le bureau des Réceptions qui l’employait était loin de telles préoccupations. Sa première mission était de contrôler le comportement des hôtes étrangers et de réduire au minimum leurs relations avec les Chinois.

On présenta aux Wo les maîtres recrutés par le bureau des Relations étrangères qui allaient les initier aux arts et techniques. Il y avait là neuf spécialistes, parmi lesquels un calligraphe pour M. Courge, un bonze pour M. Citrouille, un orfèvre, un joueur de luth et ainsi de suite. Chacun s’éloigna avec son professeur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Son Excellence. Pressé de retourner à ses enquêtes, Ti prit congé.

— Un instant, seigneur, le retint le secrétaire Lu. L’honorable M. Calebasse désire apprendre la politesse et les bonnes mœurs, qui nulle part dans le monde ne sont mieux pratiquées qu’en Chine, comme chacun sait.

Ti avait été désigné pour l’aider à assimiler cet élément capital de l’apprentissage diplomatique.

— Pourquoi moi ?

— Notre ministre des Rites aura eu vent de votre virtuosité dans ce domaine.

Ti s’inclina profondément.

— Je suis flatté. C’est trop d’honneur. Je n’en suis pas digne. Je ne puis accepter.

Il découvrit avec consternation, lorsqu’il se redressa, que Lu Wenfu était parti. Il n’y avait plus que Son Excellence Calebasse, aussi rubicond qu’un bouddha doré.

Quelques instants plus tard, les deux hommes descendaient à pied la longue avenue nord-sud qui menait à la commanderie. Marcher était le meilleur moyen d’éviter les encombrements et Ti avait besoin de se dépenser. Il traînait derrière lui un olibrius vêtu n’importe comment, qui considérait toute chose avec un ravissement niais, comme s’il avait découvert le verger de la déesse mère d’Occident. Tout à fait ce qu’il fallait à Ti pour se faire respecter en tant que directeur de la police.

— Moi espère pas déranger vous.

— Pensez-vous ! Moi ravi ! répondit le mandarin.

L’incongruité de la situation le frappa soudain.

On le chargeait d’inculquer les bonnes manières ? Lui ? Il y avait là-dessous quelque intention cachée.

Quoi qu’il en fût, il importait de procéder à des aménagements.

— Nous vous appellerons désormais M. Hou, prénom Lou-tseu[4].

Il y eut quelques anicroches. Un éleveur de potirons leur réclama une ligature de sapèques en contrepartie des cucurbitacées que cet étranger à la propreté douteuse venait de tripoter. Un peu plus loin, M. Calebasse fut apostrophé, dans des termes qui ne figuraient sûrement pas à son vocabulaire, par un boulanger ambulant qui n’appréciait pas de voir ce vagabond renifler la moitié de ses pains cuits à la vapeur et enfoncer le doigt dans les autres sans rien acheter. Ti estima que ces injures grossières nuisaient à la renommée de politesse des Chinois.

— Un peu de respect, malotru : tu t’adresses à l’ambassadeur des Wo ! lança-t-il au marchand de pain.

L’homme au fourneau à roulettes répondit qu’il n’avait rien à faire de tous les Wo malappris ni des excellences aux doigts baladeurs.

La simple remontrance ayant échoué, Ti exhiba son sceau de directeur de la police et le menaça de détention, si bien que l’homme se rassit derrière sa charrette en grommelant.

— Vous grande maîtrise bonnes manières ! s’extasia M. Calebasse.

Ti expliqua qu’il avait normalement avec lui deux lieutenants qui s’occupaient de ces sortes de choses avec des manières encore meilleures. En leur absence, il avait dû improviser.

— Moi tombé dans mains grand maître !

Le mandarin l’aurait bien abandonné entre celles du boulanger, mais on aurait été capable de lui en faire grief.

— Vous devez bien comprendre qu’une si grande ville est pleine de périls, ce n’est pas comme vos paisibles campagnes du Dongyang.

Le Wo lui dressa un tableau des montagnes qui occupaient la majeure partie de son île, avec leurs précipices, leurs torrents, leurs cols infranchissables, leurs vents glacés et leurs bêtes féroces, au nombre desquelles les bandits, les guerriers en vadrouille et les mercenaires au service des seigneurs de la guerre.

— Dans ces boutiques, c’est pire, insista Ti.

Ils atteignirent enfin la commanderie de la porte sud. Les cours grouillaient de militaires rustauds chargés du maintien de l’ordre. Ils crachaient par terre, s’exerçaient au combat avec force cris et bousculaient les esclaves. Le mandarin en bonnet noir à ailettes paraissait peu à sa place dans cet environnement de cuirasses et d’armes tranchantes.

— Ici centre bonnes manières ? demanda M. Calebasse.

— Disons qu’en toute chose il faut commencer petit.

Ti le mena dans ses bureaux, situés à l’arrière du bâtiment, où l’attendaient les affaires en souffrance. A droite se trouvaient les cuisines, à gauche, les cabinets d’aisance. Visiteur numéro un renifla une odeur de soupe au chou.

— Moi essayer pas me tromper. Nous occuper même place dans enclos invités.

Le directeur de la police civile aurait préféré qu’il s’abstînt de relever cette similitude.

Les scribes jetèrent un coup d’œil blasé à l’étranger curieusement vêtu que leur amenait leur directeur. Le premier clerc Zhang Jiawu présenta le courrier récent, où figurait un mot du négociant Hong.

— Que dit-il ?

— C’est un appel au secours, seigneur.

L’intérêt de M. Calebasse augmenta autant qu’il était possible tandis que Ti parcourait le message.

— Moi curieux voir quoi vous faire.

— Eh bien, pour commencer, il est temps de manger quelque chose. Je n’ai pas de passion pour la soupe au chou et je connais une adresse où la table est sûrement excellente. Je vous emmène dîner chez un mort-vivant.

Hong Yun-Qi occupait une superbe demeure de parvenu dans le hameau des marchands de tissus.

— Morts-vivants bien logés ! constata M. Calebasse.

Le gros commerçant, qui s’ennuyait dans sa réclusion volontaire, venait justement de se faire servir un déjeuner de roi. Les effluves qui s’échappaient des plats n’avaient rien à voir avec ceux du chou cuit à l’eau. Ravi de cette distraction inattendue, M. Hong fit avancer deux sièges supplémentaires. Visiteur numéro un était émerveillé par l’à-propos de son guide.

— Vous génie !

La modestie de Ti souffrit, mais comment démentir une vérité ?

Flatté de rencontrer l’excellence d’un pays lointain, bien qu’elle fût vêtue d’un lin écru qu’il n’aurait pas vendu au dernier des esclaves, le commerçant fit asseoir le Wo à la place d’honneur, et la ronde des mets put reprendre.

Ti lui relata ses opérations contre les bandits de Banpao : comment il avait lancé ses troupes à l’assaut de leur repaire, comment leur chef sanguinaire s’était traîné à ses pieds pour implorer sa grâce, comment il avait tout de même envoyé une vingtaine de têtes rouler dans la poussière pour restaurer l’ordre du Ciel. M. Hong ne put mieux faire que de se prosterner devant le mandarin qui déployait tant d’énergie pour assurer sa sauvegarde.

L’ennui, c’était que les rares survivants avaient juré sous la torture qu’ils n’avaient rien à voir avec ce contrat d’assassinat.

— Torturez-les encore, seigneur ! s’insurgea la cible de l’attentat.

Il oubliait qu’il était tout de même un peu le commanditaire du meurtre. Honneur insigne ou tentative pour glisser sur ce détail, leur hôte fit venir sa Principale, jusque-là retranchée dans le gynécée.

Étant donné l’ascendant que cette dame avait pris sur ses propres épouses, Ti avait supposé qu’il s’agissait d’une dame d’âge mûr, plutôt forte et très autoritaire. Mme Hong, née Su, Trésor-de-Jade de son prénom, était bien plus fine et charmante que dans son imagination. Le premier mouvement de la belle épouse fut pour se prosterner devant lui et ses premiers mots pour le supplier d’arrêter le monstre qui avait attenté aux jours de son mari bien-aimé :

— Les cinq concubines de notre maître se joignent à moi pour vous exprimer notre éternelle gratitude.

« Il a six épouses ! s’indigna le juge. Quelle vulgarité ! »

Tant de hauts serviteurs de l’État se contentaient de trois ! En outre, si la Première avait la grâce des filles du roi-dragon, à quoi pouvaient bien ressembler les compagnes secondaires ?

Le peu de compassion qu’il avait éprouvé pour le marchand de soie s’évanouit. Il l’invita à retourner à ses affaires dès qu’il le voudrait. M. Hong était d’un avis identique :

— Certainement ! À présent que Votre Excellence a frappé un grand coup, ces ruffians n’auront plus l’audace de s’attaquer à moi !

Dame Trésor-de-Jade couvait le juge Ti d’un regard de reconnaissance qui lui transperça l’âme.

— Ça pas femme commerçant, ça femme noble seigneur, commenta M. Calebasse quand ils furent dans la rue.

Ti s’était fait la même réflexion. Il connaissait d’éminents magistrats au service de Sa Majesté qui n’auraient pas rougi de posséder pareille créature dans leur intérieur. Une pratique assidue des préceptes de Confucius le mettait heureusement à l’abri d’un vain sentiment de convoitise.

Soucieux de changer de conversation, il résuma le crime à l’intention de son « élève ». Ce dernier émit immédiatement une explication plausible :

— Femme toujours problème. Très belle femme, très gros problème. Jeunes poulets avoir mauvais projets pour vieux coq.

— Ça pas bête, dit Ti, pensif.

— Moi merci vous.

Ti se dit que ce Wo aurait fait un bon magistrat. Il se demanda s’il n’était pas en train de suivre une enquête du juge Calebasse.

Diplomatie en Kimono
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